Past

L'ATLANTE DI E MERAVIGLIE

ZEYN JOUKHADAR ET MATTEO RUBBI

18.03.2022 – 18.06.2022
Corti

E stelle, trà i seculi, anu fattu nasce parechje interpretazione è ci porghjenu un ligame cù u passatu. 

Du ciel nocturne, Matteo Rubbi et Zeyn Joukhadar remarquent qu’il est « un formidable site archéologique profond et stratifié. » C’est que les étoiles, au fil des siècles, ont donné lieu à de nombreuses interprétations et permettent de nous relier au passé. Depuis la nuit des temps, leur éclat stellaire a été converti en signes ou en représentations. Si le mathématicien grec Ptolémée est souvent cité avec son traité d’astronomie, intitulé L’Almageste, qui date du 2e siècle, il reste que les connaissances historiques sur la Voie Lactée sont plus diverses et que les traditions musulmanes sont aussi à revisiter. Les études astronomiques de Ptolémée ont en effet été traduites, copiées et développées par des érudits arabes et perses pendant de nombreux siècles, alors que le texte était encore inconnu en Europe. Ces textes ont finalement refait surface grâce aux écrits d’Avicenne, d’Averroès, ainsi que des lettrés de l’ancien empire byzantin. C’est ainsi que la méthode scientifique a vu le jour en Europe.

«L'étoile brillante du bateau» consiste alors en la traduction des titres des douze œuvres de l'exposition en arabe et en corse, qui constituentensemble les parties d'une nouvelle de Zeyn Joukhadar unifiant l'exposition.

Photo de Lea Eouzan-Pieri

De ce point de vue, La Description des étoiles fixes par l’astronome Abd-Al-Rahman Al-Sûfi au 10e siècle apparait comme une véritable référence de l’astronomie moderne. Pareil ouvrage se constitue d’une description des étoiles, associant leur magnitude à leur couleur, sans oublier leur position. Leur présentation se fait par constellation, donnant lieu à chaque fois à une figure dont certaines font référence explicitement aux traditions nomades et agricoles de l’Asie du Sud-Ouest ou de l’Afrique du Nord. Du taureau au cheval ailé, en passant par d’autres chimères et héros humains, la voûte céleste parait peuplée de nombreuses entités vivantes qui se chevauchent et montrent leurs racines communes. Le ciel étoilé fut le vecteur de mythes qui ont progressivement disparu, au fur et à mesure que la pensée scientifique rationnelle produisait un réel objectif.

Pigliendu cum’è fundamentu di u so prugettu a Descrizzione di e stelle fisse da l’astronomu Abd-Al-Rahman Al-Sûfi, Matteo Rubbi è Zeyn Joukhadar anu pinsatu a mostra cum’è una cullezzione di pezzi di un manuscrittu imaginariu, per fà risorge u celu sguassatu.

En prenant cet ouvrage ancien pour point de départ de leur projet, Matteo Rubbi et Zeyn Joukhadar ont pensé l’exposition comme une collection de fragments d’un manuscrit imaginaire, afin de faire ressurgir le ciel effacé. Chaque pièce fait référence à une partie d’un ouvrage intitulé L’atlante di e meraviglie qui rappelle que les étoiles ne peuvent être réduites à des datas : « Aujourd’hui, expliquent les deux artistes, il est facile de visualiser les constellations du ciel nocturne sur un téléphone portable avec diverses applications. Mais pour de nombreux peuples, le ciel a traditionnellement été bien plus : un calendrier, un temple, une carte, une bibliothèque, une collection indestructible d’histoires et de sagesse. Nos racines de peuples de la Méditerranée, d’Asie du Sud-Ouest et/ou d’Afrique du Nord s’entremêlent, et le ciel nous offre les récits millénaires d’échanges et de migrations. Le ciel moderne se superpose à des motifs anciens. Et les figures contemporaines renvoient à des noms beaucoup plus lointains ; le ciel nocturne est transnational, transcontinental et multilingue. »

Photo de Lea Eouzan-Pieri
Photo de Lea Eouzan-Pieri

Il s’agit alors pour eux de solliciter enfants et adolescents de l’ile afin de créer de manière collective un ciel en désordre, fruit de leur imagination débridée. De la sorte, les élèves corses sont invités à parler d’eux-mêmes et de leur place dans le monde, tout en prenant conscience que l’effacement peut être un geste d’oppression tout autant qu’un acte formidable pour refuser d’être assigné à une identité univoque. Dans le contexte de workshops, Matteo et Zeyn offrent ainsi la possibilité de se réapproprier le ciel étoilé et de faire advenir de multiples récits singuliers.

L’exposition L’Atlante di e meraviglie associe de la sorte les œuvres produites sur place avec des pièces plus anciennes. Toutes rendent compte d’un esprit ludique et d’une volonté de quitter une position d’autorité pour donner libre cours à la pulsion créatrice. L’ensemble de ces créations est d’ailleurs renommé par Zeyn Joukhadar pour produire une partie de cet Atlas inventé – intitulée The Bright Star of the Boat. L’œuvre de Matteo créée en collaboration avec Leonardo Chiappini devient par exemple On the horizon, a glint of light appears ; or, Lynn Hill’s route to the summit of El Capitan. Elle trace avec des ampoules la voie réalisée en escalade libre par la grimpeuse américaine Lynn Hill dans la vallée de Yosemite en 1993.

Cette exposition prend la forme d'un manuscrit trouvé, morceau d'un atlas imaginaire réassemblé, appelé L'Atlas des merveilles. Il est composé d'écrits, de sculptures, et d'images.

Matteo Rubbi & Zeyn Joukhadar (2022) - © Matteo Rubbi Mountains (Alps) (2013)

Le merveilleux dont il est question ici échappe à toute dimension spectaculaire, probablement en raison d’une conscience aiguë des phénomènes entropiques. Une telle dispersion de l’énergie est symboliquement retranscrite dans la vidéo intitulée What power I have to reimagine this world, I turn first upon myself où l’on voit une main visser une ampoule au filament de tungstène qui chauffe et oblige à la débrancher immédiatement. Si une partie de l’énergie électrique est convertie en énergie lumineuse, la majorité se dissipe par effet Joule sous forme de chaleur. Sur le point de disparaitre, cet objet usuel crée un clignotement qui traduit une évidente instabilité, expression directe de notre monde à l’équilibre précaire.

De même, le tas d’étoiles en gneiss, est comme le négatif de la pièce permanente Cieli di Belloveso (2017-2018) exposée à Milan. Il montre la possibilité de ne rien perdre et de tout transformer, selon la célébrissime citation du chimiste Antoine Lavoisier. Retirés du pavement pour y placer les mêmes formes astrales en marbre, ces éléments sont à présent empilés. Agglutinées, les étoiles sont soumises à la pesanteur et se donnent pour un amas inextricable. Cet empilement ne doit pas simplement être compris comme l’affirmation du chaos qui nous entoure. Car il est aussi le signe des structures dissipatives, nécessaires à la vie, qui échangent de l’énergie ou de la matière. Et lorsqu’on voit l’enthousiasme et l’engagement de Matteo Rubbi et Zeyn Joukhadar, on se dit que l’entropie est aussi une réelle force transformatrice et qu’à ce titre, elle peut nous guider – sans avoir à reproduire des modèles, des normes, ou des certitudes.

Photo de Lea Eouzan-Pieri