Past

Lente Passioni

Pauline Curnier Jardin

05.11.2022 – 23.03.2023
Corti

À quandu ardente è barocca, à quandu kitsch è sensuale, o erotica è sanguinosa, l’opara di Pauline Curnier Jardin face un’analisi urdinata « in atti » di e strutture sucetale specifiche di e cumunità di l’Auropa suttana.

Tour à tour fougueuse et baroque, kitsch et sensuelle, érotique et sanglante, lʼoeuvre de Pauline Curnier Jardin fait une analyse en actes des structures sociétales propres aux communautés du sud de lʼEurope.

Teaser d’un film à venir ou fantasmé, Sebastiano Blu reprend la figure de Saint Sébastien pour explorer sa dimension queer, celle-là même qu’avait exposé l’écrivain japonais Yukio Mishima dans Confession d’un masque en 1949. Pauline Curnier Jardin suit ici Giorgetto, chanteur religieux et DJ italien, dont les souvenirs d’enfance remontent à sa présentation au Saint, pour garantir sa fertilité, sous les yeux de sa mère et de sa tante. L’artiste élargit ensuite la focale à l’ensemble des femmes du village « qui peuvent être effrayantes » et propose une vraie ode au matriarcat sous une forme flirtant avec l’onirisme. Les sous-titres, qui secondent les images, explorent en fait la relation ambivalente de Giorgietto aux figures féminines à la fois attirantes et terribles. Ils laissent pointer son désir pour une métamorphose qui pourrait se résoudre dans son incarnation du Saint, objet de l’attention exclusive de la foule. Les images super 8 montrent le même caractère vibrant que dans Explosion Ma Baby, en jouant des coupes et des soubresauts, des entrechoquements et des accélérations. Elles proposent une série de personnages en réserve, des protagonistes fugaces d’un scénario en devenir, qui mêle les vies matérielle et spirituelle. La musique prend les atours d’un chant rituel jusqu’à la distorsion afin d’ouvrir à une sorte de transe envoûtante. Ainsi, dans cette cérémonie qui célèbre la masculinité, Pauline Curnier Jardin parvient à réinvestir la figure de la sorcière pour l’immiscer dans le quotidien et renverser cette virilité exacerbée, visible dans le culte voué à Saint Sébastien.

Sebastiano Blu (2018)
Sebastiano Blu (2018)

Durant le premier confinement dû à l’épidémie de Covid-19, Pauline Curnier Jardin a monté une série de séquences collectées sur internet par un groupe d’ethnomusicologues, à la fois professionnels et amateurs, réunis au sein d’un groupe Facebook. Ces scènes montrent diverses messes et processions de Pâques dans l’Europe catholique, le plus souvent en Italie. L’artiste délaisse le rythme frénétique de ces précédentes oeuvres pour présenter chants polyphoniques et rituels comme une compilation de documents bruts, enregistrés aussi bien au téléphone portable qu’à la caméra vidéo. La musique ponctue les nombreux cortèges qui accompagnent cette semaine et donne à entendre la souffrance. En artiste ethnologue, Pauline Curnier Jardin montre l’usage des images en mouvement dans ces rassemblements collectifs en tant qu’archives et tend un miroir à sa propre pratique. Loin de se détacher de ces rituels, elle montre qu’elle a retenu la critique de l’ethnocentrisme propre à l’historien des religions Ernesto de Martino qui expliquait dans Le Monde magique (1948) : « Que l’on réduise les pouvoirs magiques à des croyances vides ou qu’on les ramène à des phénomènes psychiques, on ne fait rien d’autre que de les faire rentrer dans un cadre positif au mépris de ce qu’ils représentent au sein des cultures qui les vivent. Il s’agit donc de noter qu’user de parapsychologie sur les pouvoirs magiques marque également une tentative d’appréhension rationaliste (qui révèle ses limites de phénomènes qui se meuvent sur un autre plan historique), d’où la nécessité de poursuivre l’analyse plus loin en montrant l’insertion organique des pouvoirs magiques dans le monde culturel qui leur correspond. » Loin de tout positivisme, Pauline Curnier Jardin développe une puissante empathie pour les croyants qui s’observe dans la manière dont ses films rétablissent une présence charnelle au monde. Une façon de souligner que toute existence est la traduction d’un conditionnement, c’est-à-dire d’un code labile qu’il est possible de tordre et transformer, si on ne peut complètement s’en défaire. C’est là l’indice d’une puissante inventivité.

Le Lente Passioni (2020)
Explosion Ma Baby (2016)
Explosion Ma Baby (2016)

Sa série de films sur les cérémonies religieuses met au centre de son observation vibrante le symbolisme des rituels chrétiens, et autres processions ou carnavals païens, pour mieux les ausculter physiquement. Ainsi, son approche ethnographique a lieu au plus près des corps et des passions, lʼétude de terrain demandant ici dʼêtre affecté par son sujet. La joie, les chants, la transe, les cris, la liesse, les feux dʼartifice, les couleurs, affirment une dimension immersive o ù la contagion e t la fièvre sont lʼexpression dʼun lyrisme puissant. Les célébrations ne sont donc pas juste le petit théâtre dʼune hystérie collective que le monde de la foi génèrerait, pas plus que la simple survivance dʼun folklore dévitalisé. Au contraire, elles sont les signes incarnés de pratiques sociales dont la codification subsiste pleinement dans un kaléidoscope de sensations e t de gestes. La perspective viscérale de Pauline Curnier Jardin pousse alors à comprendre que le point de vue subjectif est une manière de remettre en cause lʼimpartialité scientifique, et par là-même une forme dʼautorité patriarcale, sans se départir pour autant dʼune minutieuse enquête critique. Lʼexamen précis rencontre de la sorte le grotesque dans une poétique du grand écart qui est définitivement politique.

Loin de toute objectivation, la caméra de Pauline Curnier Jardin ausculte les comportements et les croyances sur un mode qui privilégie lʼaction au concept, lʼexpérience vécue à la connaissance livresque.

L’image crépite sous l’effet d’une explosion de cotillons filmée avec une caméra Super 8… Sur un mode frénétique qui traduit l’excitation d’être présente au coeur de cet évènement estival, Pauline Curnier Jardin retranscrit l’agitation festive en l’honneur de Saint Sébastien dans une cité catholique de la Méditerranée orientale. Des bambins sont tenus à bout de bras vers la sculpture portée par un groupe d’hommes, tandis que l’argent passe de main en main pour être accroché au vent, sous les sifflements et autres crépitements de feux d’artifice. L’artiste enchaine les détails fétichistes, accélère ou ralentit l’image, afin de créer un déluge de sensations que les percussions viennent accentuer. Cette exubérance de fanfare, qui accompagne les offrandes, traduit la persévérance d’un monde populaire de la dépense, d’une mise en scène nécessaire de l’excès, où l’homo érotisme du Saint vient oblitérer la figure de la maternité. Et lorsque le film se résout dans un moment de suspension, qui suit l’acmé, on comprend que tous ces signes matériels participent à la régulation d’une communauté d’hommes, en quête d’une forme d’exaltation, qui est prête à tous les travestissements de la vérité pour atteindre la grâce.

Fat to Ashes (2021)

Cette oeuvre suit la procession de Sainte Agathe dans la ville de Catane en Sicile dont elle est la patronne. Connue par une passion du Ve siècle, sa vie de martyre se lit aussi dans La Légende dorée (1261-1266) de Jacques de Voragine qui raconte que la jeune Vierge s’était dévouée à Dieu, lorsqu’elle rencontra le proconsul de Sicile Quintien auquel elle se refusa. Ce dernier la fit jeter en prison et lui fit arracher les seins avec des tenailles.

Si l’apôtre Pierre lui guérit ses blessures, elle mourut sous le coup d’autres sévices le jour d’un terrible tremblement de terre. Un an après, l’Etna déversa des flots de lave en direction de la ville que les habitants parvinrent à stopper en faisant usage du voile de la Sainte qui recouvrait sa sépulture. Depuis, Sainte Agathe est à la fois la patronne des victimes de viol, des femmes atteintes de cancer du sein, et des victimes d’incendie. À hauteur d’homme, Pauline Curnier Jardin filme le cortège du 5 février où les fidèles suivent le char de la Sainte avant de nous emmener au Carnaval de Cologne qui se déroule du Mardi Gras au mercredi des Cendres, marquant le début du Carême dans la tradition chrétienne. Ces deux évènements festifs sont montrés en alternance avec la mise à mort et le dépeçage d’un cochon, comme il est d’usage dans les villages européens, entre le 26 décembre et le 15 janvier. La fête religieuse prend alors des allures de kermesse païenne avec les ballons flottant dans les airs qui font surgir comme une ambiance animiste et disent l’émerveillement enfantin que la caméra revêt. On mange, danse, s’habille, se maquille, rit, dans une atmosphère chaleureuse où l’énergie des corps est l’indice que la vie est avant tout affaire d’entropie. Le sang, la graisse, le sucre, la cire, traduisent également les processus de transformation matérielle à l’oeuvre, de la même manière que le montage crée des points de passage d’un rituel à l’autre. Ligoté et découpé, le cochon subit le même sort que Sainte Agathe, dans une sorte de reconstitution perpétuelle de son sort. Et comme l’écrit Georges Bataille dans La Part Maudite (1949) au sujet de la conjuration de la mort : « nous nous mentons à nous-mêmes rêvant d’échapper au mouvement de luxueuse exubérance dont nous ne sommes que la forme aiguë. »

Fat to Ashes (2021)