Passé

Double Sens

exposition collective

19.06.2014 – 05.10.2014
Lleida, Catalogne
Vues de l'exposition

Martine Aballéa Ignasi Aballi Agnès Accorsi Giovanni Anselmo Etienne Bossut Jean-Marc Bustamante Bill Culbert Dominique Degli Esposti Marcel Dinahet Rodney Graham IFP Ange Leccia Jean-Luc Moulène Marylène Negro Claudio Parmiggiani Michelangelo Pistoletto Adrien Porcu Wilfredo Prieto Hugues Reip Jana Sterbak Marthe Wery

La joie et le trouble

Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble, où je sentis pour la première fois ma sin­gulière existence; je ne savais pas ce que j'étais, où j'étais, d’où je venais. J'ouvris les yeux, quel surcroit de sensations . La lumière, la voûte cé­leste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, tout m'occupait, m'animait et me donnait un senti­ment inexprimable de plaisir ; je crus d'abord que tous ces objets étaient en moi et faisaient partie de moi-même.
Je m’affermissais dans cette pensée naissante lorsque je tournais les yeux vers l'astre de la lumière, son éclat me blessa ; je fermais invo­lontairement la paupière, et je sentis une légère douleur. Dans ce moment d'obscurité je crus avoir perdu tout mon être.
Buffon, Histoire naturelle de l'homme*

Cette qualité de rapport avec la nature, l'évi­dence qu'il en est lui-même est une sensation qui n'est pas inconnue de l'îlien. Non pas seu­lement parce que l'île semble toujours lointaine (de quoi ?), voire sauvage, mais parce que cet effet incernable d'éloignement paraît avoir suspendu le temps de la découverte la garder dans un état de nouveauté sans cesse réactivée : la même fraîcheur et la même profonde émotion.

De cette description merveilleuse de Buffon (« j'imagine donc un homme tel qu'on peut croire qu'était le premier homme au moment de la créa­tion... ») surgissent nettement le plaisir et la peur ressentis l'un après l'autre et qui resteront joints toujours : l'éclosion liée au pressentiment de la fin ; la fusion de l'homme et des éléments puis la coupure du lien ; l'émerveillement, la tragédie de vivre.

Dès les premières acquisitions pour la consti­tution de la Collection du FRAC Corse, cette importance de la nature et des éléments s'est évi­demment imposée avec ses correspondances et, pourrait-on dire, ses conséquences. À partir de ce lien se sont organisés et développés des axes histo­riques et thématiques dont le choix d'œuvres pour l'exposition à la Panera donne une vision juste. Si la collection rend compte de l'histoire récente, à partir de la fin des années 60, avec la présence notamment d'artistes de l'Arte Povera, de l'art mi­nimal, de l'art conceptuel et de leurs héritiers, elle s'est ouverte à d'autres horizons, particulièrement vers la fin des années 90 qui a vu s'élargir la prise en compte de la création contemporaine dans des zones plus étendues de la planète que l'Occident ; une nouvelle approche qui ne contrarie pas le ré­cent passé des références toujours vives mais qui offre une autre conscience de la présence et peut-être aussi de la fonction de l'art. Dans ce nouveau contexte, sont apparues revisitées les questions de territoires, de circulation, d'échanges, leurs zones d'ombre et de lumière et, avec elles, l'énergie de les rendre sensibles.

À la Panera, le visiteur découvrira des œuvres déployées dans l'espace qui provoquent à la fois la joie et le trouble originels dont parle Buffon par le lien qu'elles ont avec la nature et son rythme. Les photographies d'Intrigues végétales de Martine Aballéa, qui font lever les yeux vers la lumière à travers les feuillages, racontent un destin comme une histoire. Le moment où le soleil écrase la colline, saisi par Bustamante, se vit comme une sensation familière. Mais il y a aussi les images d'Ignasi Aballi qui enregistre les nuances d'un ciel de guerre, la mappemonde de Pistoletto, celle de Prieto... le rêve de Parmiggiani : violents éclats, percussions de sens et de signes, ou encore la fan­taisie et l'intuition d'Hugues Reip, de Marylène Negro... l'observation précise et révélatrice de Jean-Luc Moulène...

L'accrochage oblige le regard à un parcours attentif du sol, des murs au plafond, il entraine dans un mouvement évoquant celui, perpétuel, des éléments mais aussi de la pensée quand elle naît de leur contemplation et de la réflexion qu'ils inspirent. Puissants, magnifiques, ils sont par le regard et la présence éphémères de l'homme ; l'être au monde fait le monde.

Anne Alessandri

Buffon, De l'homme Histoire naturelle, 1749-1767, textes choisis et présentés par Jean Varloot, Editions Gallimard, 1984.